Mort de Jean Pormanove : comment l’Arcom a fait la dĂ©monstration cynique de ses « prioritĂ©s »
La Ligue des droits de l’Homme avait alerté le régulateur français depuis février 2025 sur la diffusion des nombreuses violences infligées au streamer récemment décédé. Alors que la réglementation européenne est censée réprimer ce type de contenus, l’Arcom a ignoré ces signalements, sans justification valable. Une défaillance qui interroge sur ses priorités en matière de lutte contre la « haine en ligne ».
Par Amélie Ismaïli
RaphaĂ«l Graven, alias « Jean Pormanove », est dĂ©cĂ©dĂ© le 18 aoĂ»t 2025 lors d’un live-streaming sur Kick. © Instagram / @jeanpormanove
Le gouvernement avait annoncĂ© avoir saisi l’AutoritĂ© de rĂ©gulation de la communication audiovisuelle et numĂ©rique (ARCOM) Ă la suite de la mort de RaphaĂ«l Graven, alias « Jean Pormanove », filmĂ©e en directe sur la plateforme Kick. Mais cette rĂ©activitĂ© tardive ne trompe personne : le rĂ©gulateur avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© saisi bien avant ce drame, il y a plus de six mois. En effet, des signalements ont Ă©tĂ© faits dès dĂ©cembre 2024, après que Mediapart a rĂ©vĂ©lĂ© les scènes de maltraitance et d’humiliation qui apparaissaient sur la chaĂ®ne du streamer suivie par 173 000 abonnĂ©s.
Violences en live, silence du régulateur
Comme le montrent les vidĂ©os qui circulent sur les rĂ©seaux sociaux depuis son dĂ©cès, le quadragĂ©naire, porteur d’un handicap, Ă©tait la cible de très nombreux sĂ©vices commis par ses co-animateurs du collectif le « Lokal TV » . L’utilisant comme souffre-douleur pour attirer les dons de spectateurs malsains, Jean Pormanove subissait coups, Ă©tranglements, dĂ©charges Ă©lectriques, jets de parpaings ou de vomis, Ă©tait privĂ© de sommeil et forcĂ© d’exĂ©cuter des actions dĂ©nigrantes durant des lives interminables, avec des mises en scènes destinĂ©es le plus souvent Ă profondĂ©ment l’humilier. ChoquĂ© par ces sĂ©quences insoutenables, un lanceur d’alerte du mĂ©dia citoyen « Actu React » dĂ©cide d’enregistrer ces contenus et de les mettre sur un Google Drive rassemblant plus de 3000 heures de stream.
RelevĂ©s par Mediapart, l’affaire sort sur la place publique Ă la fin de l’annĂ©e dernière et interpelle la Ligue des droits de l’homme. Celle-ci dĂ©cide alors de saisir le gendarme du numĂ©rique pour tenter de mettre fin Ă ces dĂ©rives sur la plateforme de streaming.Â
Dans son communiquĂ© datant du 28 fĂ©vrier dernier, l’association dĂ©nonçait la diffusion de ces « actes […] pouvant correspondre Ă des qualifications pĂ©nales », et demandait Ă l’Arcom d’intervenir, en « sa qualitĂ© de coordinateur chargĂ© de la mise en Ĺ“uvre du Règlement europĂ©en sur les services numĂ©riques (Digital Services Act – DSA) », contre ces contenus manifestement illicites. MalgrĂ© ces alertes, l’autoritĂ© de rĂ©gulation ne semble pas avoir bougĂ© d’un pouce. Une passivitĂ© qui contraste de façon amère avec les engagements affichĂ©es de l’institution, d’habitude si prompte Ă revendiquer son combat contre « la haine en ligne » ou Ă s’alarmer contre des contenus qui n’ont, inversement, rien d’illĂ©gal.
Des excuses contredites par le DSA
InterrogĂ©e Ă l’époque par Mediapart sur cette nĂ©gligence, l’Arcom s’Ă©tait contentĂ©e de rĂ©pondre qu’elle n’était « pas certaine que l’entreprise [Kick] bĂ©nĂ©ficie d’une reprĂ©sentation lĂ©gale au sein de l’UE », sous-entendant qu’elle aurait eu les mains liĂ©s pour faire appliquer la rĂ©glementation europĂ©enne. Une excuse pourtant fausse. Car non seulement le DSA impose aux coordinateurs de s’assurer que les plateformes Ă©trangères diffusant sur leur territoires nationaux ont fait cette dĂ©signation (art. 13-1), mais il est prĂ©vu qu’à dĂ©faut, « tous les Etats membres […] disposent de pouvoirs de surveillance et d’exĂ©cution » (art. 56-7). Ainsi, mĂŞme en l’absence d’un reprĂ©sentant lĂ©gal, l’Arcom disposait de pouvoirs Ă©tendus pour prendre des mesures contre la plateforme Kick. L’article 51 paragraphe 3-b prĂ©cise par ailleurs que dans la cas oĂą des manquements participent « d’une infraction pĂ©nale impliquant une menace pour la vie ou la sĂ©curitĂ© des personnes », le coordinateur peut, en dernier recours, saisir la justice afin « d’ordonner une restriction temporaire de l’accès des destinataires au service concernĂ©, ou […] Ă l’interface en ligne du fournisseur de services intermĂ©diaires sur laquelle se produit l’infraction ». Difficile de ne pas voir que ces vidĂ©os rentraient spĂ©cifiquement dans ce cadre.
« L’instance aurait dĂ» exiger, en vertu du règlement sur les services numĂ©riques, d’ĂŞtre mise en relation avec un dirigeant de la plateforme et de prendre des mesures en attendant cela, chose qu’elle n’a donc jamais faite. »
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En d’autres termes, si l’Arcom n’a pas rĂ©agi, c’est bien parce que l’Arcom n’a voulu rien faire. Elle aurait du a minima contacter la plateforme de streaming pour lui rappeler ses obligations — ce qu’elle semble avoir fait… il y a seulement deux jours. En effet, face au levĂ© de bouclier qu’a provoquĂ© le dĂ©cès de Jean Pormanove, l’institution a fini par publier un communiquĂ© dans lequel elle dit s’ĂŞtre informĂ©e « Ă ce jour » d’un reprĂ©sentant lĂ©gal de Kick Ă©tabli Ă Malte, et d’avoir transmis au coordinateur maltais la charge d’ouvrir une enquĂŞte en vertu du DSA. Autant de choses qu’elle aurait pu cependant faire des mois avant que ne se produise un tel incident grave. Surtout dès lors qu’une infraction pĂ©nale Ă©tait suspectĂ©e. Ce qui Ă©tait le cas : depuis dĂ©cembre, le parquet de Nice avait ouvert une enquĂŞte pour « violences volontaires en rĂ©union sur personnes vulnĂ©rables (…) et diffusion d’enregistrements d’images relatives Ă la commission d’infractions d’atteintes volontaires Ă l’intĂ©gritĂ© de la personne ».
Cette inaction est d’autant plus injustifiable qu’elle a indirectement contribuĂ© Ă la continuitĂ© du supplice de Jean Pormanove. Le procureur de Nice avait notamment soulignĂ© que les persĂ©cutions dont il Ă©tait victime Ă©taient « parfois encouragĂ©s par des versements d’argent des spectateurs ». Or cette incitation financière Ă commettre des actes brutaux sur une personne vulnĂ©rable, qui plus est Ă la santĂ© fragile, constituait une menace Ă©vidente pour la vie du streamer — mĂŞme s’il est encore trop tĂ´t pour dĂ©terminer si ces violences ont eu quelque chose Ă voir dans son dĂ©cès. Quoi qu’il en soit, le blocage de ces diffusions auraient pu au moins empĂŞcher ses tortionnaires de tirer un avantage certains Ă la poursuite de son calvaire. La responsabilitĂ© de l’Arcom, sur ce point, mĂ©rite d’ĂŞtre soulevĂ©e. Sur l’Ă©cran du streaming filmant les derniers instants de « JP », une cagnotte affichait la somme de 36 411 euros.
Owen Cenazandotti (Ă droite) et Yacine Sadouni (au centre) sont accusĂ©s d’avoir violentĂ©s « JP » pour attirer les dons sur Kick.
Une défaillance collective
L’Arcom n’est toutefois pas la seule Ă avoir failli Ă sa mission. Beaucoup s’interrogent sur le manque de rĂ©action des autoritĂ©s judiciaires alors qu’une instruction Ă©tait ouverte depuis des mois. En janvier, la police avait placĂ© en garde Ă vue deux des principaux streamers impliquĂ©s dans ces abus, Owen Cenazandotti (surnommĂ© « Naruto ») et Yacine Sadouni (alias « Safine »), lesquels ont nĂ©anmoins Ă©tĂ© relâchĂ©s après 24h. On peine Ă croire qu’aucune injonction supplĂ©mentaire n’ait Ă©tĂ© prise pour stopper leurs comportements, au vu de l’escalade de violence que prenaient ces vidĂ©os. Sur des images rĂ©centes, RaphaĂ«l Graven semblait particulièrement affaibli, prĂ©sentant d’importantes blessures sur tout le corps et manifestant des signes de dĂ©tresse, si l’on en croit des messages qu’il avait envoyĂ©s Ă sa mère, dont la lecture en directe Ă©tait l’occasion d’une autre humiliation : « coincĂ© pour un moment avec son jeu de mort (…) j’ai l’impression d’être sĂ©questrĂ© avec ce concept de merde, j’en ai marre, je veux me barrer mais l’autre il veut pas, il me sĂ©questre ». Sur une autre vidĂ©o, Naruto exigeait que « JP » les dĂ©charge de toute responsabilitĂ© en cas d’arrĂŞt cardiaque, dĂ©clarant que les « gens vont s’en prendre Ă nous alors que [ta mort] est due Ă tes 46 ans de vie minables ». Ces propos et agissements odieux sont restĂ©s sous les radars des autoritĂ©s, de mĂŞme que les très nombreux signalements sont restĂ©s sans effet. Dans un live enregistrĂ© quelques heures avant sa mort, RaphaĂ«l Griven a dĂ©clarĂ© vouloir aller Ă l’hĂ´pital, obtenant pour toutes rĂ©ponses de violentes frappes au visage.
La ministre dĂ©lĂ©guĂ©e chargĂ©e du numĂ©rique, Clara Chappaz, s’était elle aussi illustrĂ©e par sa remarquable indiffĂ©rence Ă l’époque des premières rĂ©vĂ©lations sur ces mĂ©faits — ce que n’ont pas manquĂ© de lui rappeler les utilisateurs de X. Au lendemain du dĂ©cès de Jean Pormanove, la ministre s’est exprimĂ© sur le rĂ©seau social en qualifiant ce drame « d’une horreur absolue », tout en promettant que la saisie de l’Arcom entraĂ®nera des mesures contre Kick : « la responsabilitĂ© des plateformes en ligne sur la diffusion des contenus illicites n’est pas une option, c’est la loi », concluait son tweet. On se demande bien pourquoi ce sermon ne l’avait pas effleurĂ© huit mois plus tĂ´t. Sous son post, la plupart des commentaires citent l’article de MĂ©diapart qui signalait que ces contenus violents sur Kick Ă©taient alors « loin d’être une prioritĂ© dans [son] agenda ».
Ce matin encore, la ministre dĂ©lĂ©guĂ©e expliquait sur France Info qu’il ne lui Ă©tait pas possible en tant que membre du gouvernement de « fermer un site » car il n’existerait pas de « bouton rouge« . Ce qui relève, lĂ aussi, d’un gros mensonge. Il existe de nombreux cas par le passĂ© de blocage de sites internets qui diffusaient des contenus illĂ©gaux, mĂŞme lorsque ces sites Ă©taient hĂ©bergĂ©s Ă l’Ă©tranger (soit la majoritĂ© du temps). A titre d’exemple, en 2013, le tribunal de grande instance de Paris a ordonnĂ© le blocage de seize plateformes de streaming qui diffusaient des films sans le consentement de leurs auteurs. Il y a deux ans, l’ex-ministre dĂ©lĂ©guĂ© au NumĂ©rique Jean-NoĂ«l Barrot avait saisi la procureure de la RĂ©publique pour des propositions pĂ©docriminelles signalĂ©s sur le site « Ados ». Clara Chappaz bĂ©nĂ©ficiait, de fait, de tout un arsenal juridique pour prendre des mesures contre un hĂ©bergeur qui ne respecterait pas ses obligations au regard de la loi française. Son inaction, tout comme celle de l’Arcom, Ă©tait donc parfaitement volontaire au motif d’un « agenda » diffĂ©rent.
PrioritĂ© Ă la censure « d’opinions »
En réalité, la ministre semblait alors bien plus préoccupée par les « opinions » diffusées sur X ou par l’arrêt du programme de fact-checking par Meta. Une position reflétée dans les pratiques de l’Arcom, qui a l’avantage de mettre en exergue les véritables « priorités » visées par le gouvernement derrière l’application du DSA. Les nombreux journalistes citoyens qui se sont vus supprimer leurs chaînes sur Twitch (à l’instar de nos confrères du Monde Moderne), bloquer leurs comptes sur Twitter (avant le rachat d’Elon Musk) ou avoir leurs contenus invisibilisés pour de faux prétextes de « désinformation » ne peuvent qu’en témoigner. Les directeurs de ces grandes plateformes ne s’en cachent d’ailleurs nullement. En juin dernier, devant la Commission d’enquête sur « les effets psychologiques de Tik Tok » à l’Assemblée Nationale, le responsable des affaires publiques de Youtube France avait déclaré qu’ils n’hésitaient pas à « réduire la visibilité [des] contenus qui ne franchissent ni la ligne de la loi française ni les conditions d’utilisations ».
« Nous devons mettre en place des outils qui vont permettre de nous assurer que les opinions, qui seraient de fausses opinions, peuvent être sorties de la plateforme. »
Notons que les véritables motifs de cette commission d’enquête étaient tout aussi transparents : elle faisait suite à une longue offensive de l’Arcom contre la prétendue « désinformation » sur TikTok. La rapporteure macroniste de cette commission témoignait de surcroît vouloir faire en sorte que les plateformes se montrent « plus vertueuses que le droit » en les incitant à censurer des « propos légaux ». Voilà qui a le mérite d’être clair. Quant aux « effets psychologiques » des contenus violents qui enfreignent ouvertement la loi, ce n’est tout simplement pas dans les « priorités »…
Le parallèle entre leur désintérêt pour les souffrances vécues par Jean Pormanove, et leur obsession pour faire taire des voix dissidentes, avec de faux préceptes moraux (« haine en ligne ») ou des concepts creux (« désinformation », « complotisme », ect) visant à flouter leur caractère légal, montre une fois de plus le cynisme de nos autorités. Mais cette affaire aura surtout permis de jeter une lumière crue sur leur hypocrisie : les contenus réellement préjudiciables peuvent circuler pendant des mois, voire des années, en toute impunité.
Ce constat n’est pas nouveau pour ceux qui s’intĂ©ressent aux logiques appliquĂ©es par ces politiques de censure. Lors de l’affaire du fonds Marianne, le gouvernement avait dĂ©jĂ montrĂ© qu’il Ă©tait tout Ă fait capable d’exploiter des crimes liĂ©s au harcèlement en ligne pour financer des intermĂ©diaires chargĂ©s de produire une propagande favorable au prĂ©sident ou nuire Ă ses opposants. On peut malheureusement craindre que la mort de Jean Pormanove soit de mĂŞme instrumentalisĂ©e pour intĂ©grer ce narratif. Hier, le dĂ©putĂ© socialiste Arthur Delaporte dĂ©plorait cet Ă©vènement terrible comme la preuve que « l’Arcom n’a Ă©videmment pas les moyens d’appliquer sa mission de contrĂ´le et de sanction ». S’agirait-il d’abord qu’elle priorise un peu moins la censure de contenus lĂ©gaux….








